2 – Le moment du passage : La double boucle

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Je viens d’indiquer  comment nous allons devoir mesurer la validité et la viabilité de nos actions aux plans individuel, de nos organisations et de notre environnement planétaire. J’ai aussi écrit que dans un événement global, il y a un “avant” et un “après”. Je vais ici développer cette notion. Il s’agit d’une une réalité, pas d’une constatation d’ordre ésotérique. Comment cette réalité évolue est entre les mains de chacun d’entre nous. Et plus nous avancerons, plus il faudra être concret. 

Je traiterai dans un autre chapitre de la manière dont les comportements de survie se manifestent sur le plan cognitif, et comment ils nous permettent d’esquiver, voire de dénigrer ou rejeter ce que nous ne voulons pas voir ou comprendre. Il importe maintenant de dépasser l’habitude sournoise de se lamenter à divers degrés et d’exiger des changements de la part d’institutions qui sont fonctionnellement incapables de les accomplir. Ce qui se passe doit être envisagé au-delà des manifestations et des symptômes. Je vais décrire ici la fin d’un monde et le début d’un autre. Si besoin est, regardez autour de vous pour en avoir des exemples. 

En fait, rien d’insurmontable dans tout ça. Je sais, cela peut mettre mal à l’aise d’utiliser une telle terminologie, mais il faut maintenant être réaliste. Il ne s’agit pas d’un Armageddon, mais simplement d’une transition. Qu’il ne faudra pas rater. En aucun cas.

Si l’on regarde la nature, les plantes en particulier, on voit que là où par exemple une herbe (un bananier par exemple, car c’est une herbe de grande taille, on peut donc l’identifier facilement) meurt, une autre repart à sa place. En réalité, celle qui pousse n’attend pas que l’autre soit partie, elle commence sa croissance sous terre avant d’apparaitre alors que l’autre est déjà sur la courbe descendante. La manifestation suit une gestation qui n’est jamais visible à ses débuts. 

Un monde bien visible va s’en aller pendant qu’un autre monde encore invisible s’apprête à prendre sa place. L’institut Berkana, qui travaille le changement initié par les communautés, nomme ce phénomène “la double boucle” (two loops).  La première boucle décrit un système (un plante, une organisation, une société) qui arrive en fin de parcours. La deuxième boucle décrit l’émergence, ce qui demande à naître. Visuellement, c’est une évidence.

2 loops NBUtilisons ces boucles pour décrire l’évolution de notre société. La première boucle décrit donc la société en place. Elle aussi a eu un début, période de fragilité, puis s’est développée, a connu un sommet, et s’est engagée dans une inéluctable pente descendante. Il n’est pas utile de dater ces différentes phases car une courbe ne saurait relater avec justesse l’évolution d’une société dans son ensemble. La courbe sert à décrire une tendance. 

Derrière cette tendance, il y a des événements. Ils sont d’ordre économiques, politiques, environnementaux, etc. Par exemple, on peut penser à l’environnement en termes d’extinction des espèces ou simplement en observant l’évolution de notre cadre de vie. 

 

Fin de vie

 

Sur le plan économique, la dette mondiale était en 2020 de 277.000 milliards de dollars. C’est évidemment complètement fou, mais vous n’aurez aucun problème pour trouver des experts, en particuliers sur les plateaux TV, pour le rationaliser et le justifier. Par exemple, certains diront que ce ne sont que des chiffres sur un écran. Si ils se trompent, cela signifie que nous sommes dans une situation inextricable. Si ils ont raison, alors comment faire confiance au système économique sachant que des piliers de la société tels que l’éducation ou la santé manquent d’argent depuis des décennies. 

Depuis le début des années 80, la dérégulation financière a entrainé toutes sortes de « big bangs » dont nous subissons encore les conséquences et dont je reparlerai dans un prochain chapitre. Le système financier n’est encore en place que parce que nous y croyons. C’est ce que Yuval Noah Harari appelle dans Homo Deus une « réalité inter-subjective ». C’est une fiction, mais elle se rappelle à nous dans toutes nos actions économiques. 

Pour mesurer l’état de santé d’un système quel qu’il soit, il suffit de regarder l’alignement entre ses fonctions et ce que celles-ci accomplissent en réalité. Ici, c’est presque trop facile. L’argent existe pour faciliter les échanges en vue des satisfaire des besoins. On voit bien que nous en sommes très loin. En fait, la financiarisation montre que nous n’y sommes plus du tout. De plus, les systèmes économiques, et donc les monnaies, reposent avant tout sur la confiance. Or, et nous y reviendrons, la confiance n’est plus donnée volontairement, elle est exigée. Il ne s’agit donc plus de confiance.

Un des aspects de la santé d’un système est sa résilience, c’est à dire sa capacité à supporter les épreuves. Or, la manière dont le système économique global gère les crise montre qu’il n’est plus résilient. Chaque crise précipite les populations dans une dette vertigineuse. Cela a des conséquences tangibles, à commencer par les effets géopolitiques et environnementaux. De fait, le système en place externalise ses impérities en en répartissant les coûts entre les individus et l’environnement, ce qui lui permet de demeurer intact. La course en avant pour continuer à exister ne doit pas être confondue avec la résilience. 

On peut se demander comment les États vont, non pas financer les crises à répétition (ça, c’est plutôt simple), mais comment et à qui ils vont la faire payer. Il y a de quoi être inquiet. En effet, nous sommes à la merci d’un géant aux pieds d’argile. Chaque jour qui passe le met de moins en moins à l’abri d’un coup fatal. Le système économique et financier est devenu plus que dysfonctionnel, il est mort debout. 

 

Du blé !

 

Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur l’état désastreux de notre environnement. Je voudrais cependant juste ajouter un exemple personnel à tous ceux auxquels vous pourrez penser. L’été dernier je me promenait dans la campagne avec un ami passionné de nature. Nous nous sommes arrêtés au bord d’un champ de blé et il m’a demandé ce que je voyais. “Euh, du blé” ai-je répondu. “Exactement, pas un coquelicot, pas un insecte, pas un brin d’herbe. Que du blé. Tu ne trouveras pas non plus un seul vers de terre, la terre est morte sur plusieurs mètres de profondeur.” 

Sans individuellement le vouloir, nous attaquons collectivement et sans relâche notre environnement. Dans “Effondrement”, Jared Diamond démontre à quel point les problèmes la destruction de l’environnement et les changements climatiques contribuent à l’effondrement des sociétés et que cet effondrement peut être très rapide.

Nous aurions pu espérer que nos systèmes politiques puissent contrôler tout ce qui précède. On connait la réponse. Des solutions sont mises en place, mais leur rythme de progression est linéaire et très lent, alors que les problèmes économiques et environnementaux croissent de manière exponentielle. Le différentiel s’accroit donc à grande vitesse. Soixante pour cent de la population animale a disparu de la planète au cours des cinquante dernières années, et toujours ces deux cent soixante dix mille milliards de dette qui augmente chaque seconde. 

Ce ne serait pas une bonne idée de jeter l’opprobre sur les gens qui appartiennent aux systèmes dysfonctionnels, car nous y évoluons tous. Il suffit ici de constater que ces systèmes n’accomplissent plus leurs fonctions. En revanche, ces systèmes sont pris dans leur propres contradictions. On le voit en politique avec d’incessantes querelles de partis et des promesses électoralistes non suivies d’effet. 

Voilà, je viens de décrire un système en fin de vie. Et encore ne l’ai-je fait que rapidement en utilisant quelques aspects économiques. J’aurais pu évoquer l’éducation, la santé, le tissu social, etc., mais je vous laisse le soin d’y penser par vous même. Ce qui me paraît important de retenir, c’est qu’un système en fin de vie consacre l’essentiel de ses ressources non pas à l’accomplissement de ses fonctions mais à sa propre survie et et que pour y parvenir, il externalise ses crises. 

 

Emergence

 

Voyons l’autre courbe. Comme je l’ai indiqué plus haut, elle démarre dans l’invisibilité. En termes de société, lorsqu’elle se fait jour, elle se manifeste le plus souvent par une insatisfaction vis à vis du système en place. Cela entraîne habituellement et de manière quasi-mécanique une réaction de rejet, parfois violente, de la part du système en place. Exprimez votre mécontentement et vous voilà révolutionnaire. 

Cela est dû au fait qu’un système sur la pente descendante n’intègre plus de nouvelles informations venant de l’extérieur, mais s’applique au contraire à les étouffer en jetant toutes ses forces dans la bataille. Je viens de le dire : un système en fin de vie développe des compétences qui ont surtout trait à son auto-justification et son auto-défense. 

Donc la courbe du renouveau s’enfonce. On pourrait dire qu’elle devient clandestine. Je suis tenté de dire qu’en réalité elle “en profite” pour comprimer son ressort de créativité. Elle a bien compris, si tant est qu’une courbe peut faire toutes ces choses, qu’elle ne peut pas attendre grand chose du système en place. La courbe du renouveau commence donc à se voir non plus comme une force de progrès, mais comme une force de remplacement. 

Le temps, même s’il presse, devient son ami parce que la chute du système en place s’accélère. Petit à petit, cette courbe du renouveau commence à montrer le bout de son nez (je sais, les courbes n’ont pas de nez non plus). Il faut expliquer cela. 

Chaque changement de paradigme est associé à une complexité croissante au bénéfice du système émergent alors que la complexité du système en place se débride pour le mener au chaos. 

Une des caractéristiques principale de la complexité, c’est sa capacité à générer des phénomènes émergents. L’émergence est une partie intégrante de la complexité. Elle est due aux interactions entre différents éléments du système qui donnent lieu à des événements imprévisibles. Comme un vague peut émerger à la surface de la mer pour de multiples raisons, les manifestations émergentes d’une société en devenir sont fortuits et souvent même difficiles à expliquer après coup. Ces phénomènes émergents prendre donc de multiples formes. 

Au début, il n’y a aucune logique. Avec le temps, un second niveau d’émergence et, sinon de cohérence tout au moins d’organisation, commence à prendre forme. Des liens sont établis, des synergies se développent. Ces synergies répondent à un enjeu planétaire. Un changement de paradigme est en cours et nous ne pouvons pas laisser le système en place lui barrer la route. 

Sachant donc qu’un système émergent apporte plus de complexité, et par opposition au système en place qui à besoin d’hégémonie, la courbe émergente a besoin de diversité. Or, une structure massive (et la dérive du système en place la conduit vers le gigantisme) n’a aucun intérêt à gérer de multiples particularismes, elle doit gommer la diversité. L’histoire abonde de ces exemples. 

Aujourd’hui, la tendance est inversée. Nous verrons tout au long de ce qui suit que c’est la diversité qui garantit la résilience, l’autonomie et l’harmonie. Ici, il devient évident qu’un changement de paradigme entraîne un changement de pensée. On ne peut pas emmener nos vieux systèmes de croyance dans le monde du futur.  

Voilà, nous avons notre double boucle, nos deux courbes, et nous voyons sur quelle trajectoire elles évoluent et comment elles se comportent. Mais nous alors, où nous plaçons-nous ? Ceci fera l’objet du prochain article.  

Pour aller plus loin sur les sujets traités, vous pouvez vous référer :

– Sur la réalité inter-subjective, en dehors de Yuval Noal Harari, le philosophe américain Ken Wilber l’évoque également.

– Sur la financiarisation : l’Observatoire de la Finance (“think tank” Suisse) explique que : “le processus de financiarisation résulte de la montée en puissance de pratiques, de techniques et aussi de représentations et de valeurs inspirées par la finance. Cette mutation transforme l’économie et la société contemporaines en les organisant autour d’une nouvelle cohérence articulée sur l’efficacité financière et sur une vision du temps linéaire spécifique à la finance. Cette cohérence s’approche avec la crise actuelle de son point de rupture, ce qui expliquerait l’atmosphère de “fin de règne” ressentie par certains”.

– Sur les processus d’effondrement, Jared Diamond est un des “collapsologues” les plus connus grâce à son livre “Effondrement” paru en 2005. Le terme de collapsologie date date de 2010, mais le sujet remonte à l’antiquité. Plus récemment, parmi les collapsologues ou assimilés francophones, citons Raphaël Stevens, Pablo Servigne et aussi Jean-Marc Jancovici qui s’intéresse plus particulièrement à la question du carbone, en particulier au sein du think tank “the shift project”.  

– Sur la notion de chaos : le chercheur dans le domaine de la complexité Dave Snowden et son remarquable modèle Cynefin sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises.

– Sur l’émergence : Edgar Maurin, et sur la prévisibilité et l’adaptabilité,  Nicholas Nassim Taleb. 

– Sur la résilience systémique : le cabinet hollandais SiD et son modèle SNO hierarchy.

– Sur les formes d’organisation économiques, les sources sont innombrables, de Bernard Lietaer à la compréhension du blockchain et de la comptabilité à triple entrée, etc.

– Sur la source de la dette mondiale en 2020, qui représente 101,5% du PIB mondial, soit plus qu’à l’issue de la Seconde guerre mondiale :

https://www.latribune.fr/economie/international/277-000-milliards-de-dollars-nouveau-pic-mondial-de-la-montagne-de-dettes-prevu-en-2020-862998.html

Nous reviendrons bien sûr en détail sur la pluspart des modèles et des thèmes cités plus haut.

 

Au sujet de l'auteur

Stephane Baillie Gee

Stephane Baillie-Gee is a senior consultant. He works on advanced management and leadership in the scope of organizations of the future. He also helps bridging the communication gap between Western and Chinese cultures and organizations.